Bouquin #79 : Les mains du miracle, de Joseph Kessel

[Les mains du miracle – Joseph Kessel – 1960]

On a tous entendu parler de l’industriel Oskar Schindler, et de sa précieuse liste portée à l’écran par Spielberg. Mille cent prisonniers juifs arrachés à la barbarie des camps, ce n’est certes pas négligeable, mais un homme a « fait mieux » – s’il est acceptable de juger la qualité des actes sur le nombre de vies sauvées… Juste de l’ombre, Félix Kersten a été déniché par Kessel en 1957, au hasard de contacts croisés, et son histoire à peine croyable, recueillie par le grand journaliste pendant trois mois d’entretiens et de minutieuses recherches, nous est contée dans Les mains du miracle.

79 Les mains du miracle

Il est ainsi question d’un duo de mains formidables, capables d’apaiser toute douleur grâce à un magnétisme étrange, jamais élucidé, de ceux qui se transcendent les générations et les siècles. Le jeune Félix Kersten, au sortir de la Première guerre mondiale à laquelle il a participé avec l’armée finnoise, souhaite trouver une place de chirurgien lorsqu’il se voit conseiller le métier, plus obscur, de masseur. Dès les premiers patients, le talent éclate au grand jour, et la pratique déjà excellente de Kersten atteint des sommets lorsque l’homme rencontre le docteur Kô, lama tibétain qui lui enseigne l’art de l’écoute du bout des doigts.

Années trente. La renommée de Kersten n’est plus à faire, et les patients se bousculent des mois à l’avance pour consulter le médecin, dont les mains miraculeuses annulent, par leur acuité tactile et la maîtrise des réseaux nerveux, les souffrances les plus insurmontables. La rumeur de ce don parvient alors à la connaissance d’un des êtres les plus fous d’Europe : Heinrich Himmler, Reichsfürher (chef de la police SS), tenaillé par des crampes d’estomac sans fin ni remède. Pour sauver les affaires de son ami Rosterg, dont l’industrie tremble sous la menace nazie (en vue de l’effort de guerre, de grandes vagues de nationalisation touchaient alors les entreprises privées), Kersten accepte une première entrevue avec l’homme de la Solution finale : il découvre alors un grand enfant chétif, au visage et à l’esprit répugnants, aux pensées limitées et presque débiles, entièrement dévouées à un nouveau dieu sur terre : Adolf Hitler.

Felix Kersten et Himmler
Felix Kersten et Himmler

Patient ignoble, mais patient tout de même : Kersten traite Himmler comme n’importe quel autre de ses clients, et à travers la pression de ses mains sur le corps maigrichon du monstre, un lien se tisse entre les deux hommes, entre le fou et le bon docteur… Il s’agit d’abord de confiance, puis d’une autorité à peine perceptible : Himmler a besoin des soins de Kersten comme un drogué de son opium, et le médecin profite des instants de faiblesse du Reichsfürher pour lui demander des faveurs insensées : la libération d’un, puis cinq, puis des milliers de prisonniers. Kersten ira même jusqu’à faire signer à son redoutable patient un « contrat au nom de l’humanité », le 12 mars 1945, où il est notamment stipulé que « on n’exécutera plus un seul Juif » (la promesse, on le sait malheureusement, n’a pas été tenue, mais celle de libérer certains camps et d’y ériger le drapeau blanc fut tout de même appliquée).

Ce parcours prodigieux, Kessel nous le raconte – évidemment – avec brio, dans un récit haletant. L’écrivain excelle, encore une fois, à romancer le politique, le stratégique, les négociations austères pour enrober le tout d’un abord passionnant, très accessible – sans sa rencontre avec Kersten, personne n’aurait sans doute entendu parler des prouesses du médecin, par ailleurs tout à fait attachant : on découvre, à la lecture, un personnage nonchalant, d’un pacifisme débonnaire, plus préoccupé par la bonne chère que par le conflit entre nations.

Outre son exploration réussie d’un pan méconnu de l’Histoire nazie, Les mains du miracle apporte également un éclairage bienvenu sur les divergences d’opinion au sein même du parti hitlérien : quelques préjugés sont joliment cassés, et on apprend même que beaucoup s’opposaient intimement aux massacres des populations déportées – pas assez cependant pour oser contredire Hitler, par peur des représailles, sans doute…

Pour l’histoire incroyable qui y est contée, pour la précision et la puissance narrative de la plume, pour ce suspense à chaque ligne (on craint quand même beaucoup pour la peau de Kersten), je recommande donc vivement Les mains du miracle !

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